Pêcheur de Loire, Philippe Cronier
Rencontre avec Philippe Cronier
La Loire, souvenez-vous de vos cours de géographie : le plus long fleuve de France, 1 006 km exactement, sa source est située au mont Gerbier-de-Jonc à 1408 m précisément ! Oui, c’est comme en histoire : 1515, Marignan, on s’en souvient ! Mais la Loire c’est aussi un fleuve mythique et sauvage, au long duquel vivent des milliers de personnes qui tirent leurs revenus directement de ses eaux. Parmi eux de nombreux pêcheurs professionnels, qui perpétuent des gestes séculaires et allient savoirs piscicoles et savoirs artisanaux. Nous avons rencontré l’un d’eux…
Sur une péniche
Vivre des moments inoubliables, faire de belles rencontres, découvrir des lieux improbables, sont des privilèges dont on ne se lasse pas.
On est au mois de juin, rendez- vous est pris sur une péniche, aux bords de Loire près de Saint-Florent-le-Vieil.
La résidence fluviale est idéalement placée : côté jardin, un écrin de verdure où se côtoient arbres fruitiers, plantation d’osier et engins de pêche ; côté cours, la Loire en crue, qui étale toute sa splendeur, bien au-delà de son lit habituel, juste histoire de ne pas nous faire oublier sa toute-puissance.
Philippe est pêcheur de lamproies, un métier appris auprès d’un ancien, dont il a pris la succession.
En même temps que les zones de pêche et la clientèle, Philippe a acquis un savoir-faire. Celui-ci se décline en deux métiers différents, mais complémentaires : pêcheur et vannier ! La pêche à la lamproie est une activité saisonnière, qui permet de gagner sa vie de deux manières : en vendant le produit de sa pêche et en évitant d’en dépenser les bénéfices… C’est-à-dire, en fabriquant soi-même les engins de pêche dont on a besoin, plutôt qu’en les achetant… Hier, ces engins étaient en osier. Une nasse à lamproies des bords de Loire n’est pas un outil de production anodin. Imaginez l’investissement : chaque nasse fabriquée demande trois grosses journées de travail. Et les besoins annuels pour renouveler le parc sont d’une vingtaine de nasses, soit trois mois de travail à temps plein ! à quoi il convenait d’ajouter l’entretien des vieilles nasses, soit deux cents autres engins à rafistoler… C’est que la Loire ne fait pas de cadeau, pas plus aux pêcheurs qu’aux engins qu’ils utilisent… Sans rire, il arrive même que des nasses se fassent la malle… Emportées par des courants violents, trois jours de boulot qui partent à vau-l’eau !
Les contraintes de la modernité ont eu raison de l’activité vannière. Aujourd’hui, Philippe fabrique des nasses en treillage plastique, mais il n’a rien oublié des techniques de tressage. Elles ont aussi eu raison de son revenu qui, s’effritant d’année en année, l’a conduit à trouver une activité complémentaire : marin dans la marine marchande… Désormais, il alterne son temps entre fleuve et océan.
Malgré cette mutation, il a conservé intacte la mémoire d’un savoir-faire vannier unique, devenu rare. Pour nous, il a renoué avec des gestes qui, il y a quelques années encore, remplissaient son quotidien hivernal. L’idée de reprendre du service lui a bien plu, elle nous a comblés.
Il joue avec nos peurs !
Notre première rencontre avec Philippe se fait en pleine crue de la Loire… Dans l’incapacité d’approcher sa péniche par voie terrestre, il nous donne rendez-vous dans un petit port abrité des eaux tumultueuses et vient nous y chercher.
Le baptême est irréel. Les eaux troubles recouvrent toute la campagne avoisinante, au point que l’on ne sait plus où est le lit du fleuve ! Mais en marin aguerri, Philippe sait où il va, même sans le voir, et nous mène jusqu’à sa demeure flottante. La prochaine fois, prévient notre hôte, il faudra traverser…
Cette prochaine fois aura lieu quelques semaines plus tard, en juin. Bien que toujours à saturation, le fleuve a regagné son lit. Mais sa puissance reste intacte et cette fois nous devons rejoindre l’ile Mocquart, là où Philippe a son atelier.
Nous avons du mal à masquer une certaine inquiétude, notre hôte s’en amuse… Et, comme de coutume dans ces situations, il en rajoute un peu, émaillant la discussion du récit de quelques noyades mémorables. Ainsi, jouant avec nos peurs, et mettant la juste dose de piment qu’il convient, Philippe s’amuse à transformer le reportage en une véritable aventure… Ce n’est pas pour nous déplaire, bien au contraire ; et puis c’est de bonne guerre après tout, ne nous en déplaise, nous sommes bel et bien dans la peau des « touristes » de service ; il nous faut l’assumer, à nous de lui montrer que nous ne sommes pas des bleus !
Pas de naufrage !
Nous voilà donc, bottes aux pieds et ciré sur le dos, de l’eau plus que vive jusqu’aux mollets, en train de charger les brassées d’osier ramenées de Villaines-les-Rochers ; mais aussi tout le ravitaillement nécessaire pour un pique-nique peu ordinaire. L’enjeu ici est de ne rien oublier. La traversée a beau ne durer que dix minutes, il sera impossible de revenir sur nos pas… Si on oublie quelque chose, c’est tant pis !
Moteur. Un grand sourire illumine les visages, la confiance en notre guide est totale, la peur s’envole une fois la berge quittée… Pas tout à fait… une certaine appréhension continue tout de même de nous habiter, savamment entretenue par le batelier : « Regardez bien autour de vous, Il faut faire attention aux troncs qui flottent entre deux eaux, on ne les voit pas, ce sont les plus dangereux, si on les percute… ». Pour bien ménager son effet (suspense oblige !), le marin laisse le soin à la libre imagination de chacun de terminer sa phrase… Mais, déception, les navigations répétées matin et soir seront sans histoire ; même pas une petite voie d’eau à vous dévoiler ; même pas un petit naufrage à raconter aux enfants et aux petits-enfants. Dommage !
La fée électricité !
L’accostage se fait au milieu des saules dont les branches, mues par une agitation perpétuelle, s’acharnent à résister aux courants.
Une petite charrette à deux roues nous attend sur la berge. Les osiers passent d’un plancher à l’autre, le matériel aussi ! Nous cherchons en vain l’animal capable de se mettre dans les brancards ; malgré l’abondance des prairies, il n’y en a pas. Philippe connaît son engin, il s’y place tout naturellement et tire le char. De char, provient… charrier ; alors à notre tour, nous ne pouvons nous empêcher de lui lancer des « Hue cocotte » moqueurs !
Beau joueur, il le prend avec le sourire, nous menaçant à peine de nous noyer au retour !
Solidaires, nous faisons notre part, poussant le véhicule dans les côtes (il y en a !), le retenant dans les descentes.
Et surprise, quelques centaines de mètres plus loin, les bâtiments d’une ferme émergent d’un bosquet de frênes… L’empreinte humaine est récente, il y a moins de cinquante ans, vivait là une famille entière, au milieu de nulle part !
Au milieu du fleuve, redoutant ses caprices, mais bénéficiant aussi de sa bienveillance et de sa protection. La vie devait y être rude, surtout pendant les périodes de crues. On imagine les enfants aller à l’école et en revenir ; on imagine aussi les bidons de lait transbahutés sur la charrette, puis transvasés sur la barque… On imagine le médecin appelé d’urgence, où la sage-femme qui vient aider à donner la vie… On les imagine monter dans la barque…
C’est une autre histoire, elle aussi mériterait un récit onirique, mais nous sommes là pour tresser et nous ne pouvons nous permettre de trop rêvasser…
Cette fois, il ne sera pas seul, et le voilà dans un habit nouveau pour lui, celui du professeur. Un costume pas toujours facile à endosser, quand on a l’habitude de travailler seul. Outre que le maître doit se mettre au niveau de ses élèves, comprendre leur cheminement pour mieux les corriger, il doit aussi et surtout apprendre à montrer à ses élèves, plutôt que de faire à leur place !
Là, Philippe doit apprendre à gérer ses impatiences. Il y arrive fort bien, le temps d’adaptation est court et bientôt les « traces » d’osier et leurs problématiques raccords n’auront plus de secret pour nous. Combien de mètres de trace allons nous tresser ainsi, tout en enchaînant les discussions plus ou moins philosophiques et les blagues parfois douteuses ? Impossible de le dire, seul le souvenir de journées bien remplies est gravé dans nos mémoires.
L’esprit du fleuve
Le casse-croûte de midi constitue la seule vraie pause de la journée. Une bouteille de vin biologique de Loire, tirée tout de droit de la cave de dessous la maison, reste un grand moment de partage et de convivialité. Mais, malgré ses degrés d’alcool, de ceux qui conservent, pas question de sieste, sitôt le café bu, il faut reprendre les spirales, là où on les avait laissées. La première goulotte terminée, il faut greffer la suivante sur son échine, à coup d’écaffes, ourdies sur la première trace, celle parallèle à l’entrée.
Comme toujours en pareil cas, il est difficile de transformer les mots en image, mais Philippe prend le temps de revenir sur les points qui bloquent. Le cas échéant, un « allez, on démonte tout », remet les pendules à l’heure… Mieux vaut en effet reprendre au début une mauvaise tresse ou un mauvais geste, que de s’entêter dans l’erreur. La répétition des points de tressage est telle qu’à la fin du premier jour, l’essentiel est acquis, les deux journées suivantes apporteront la pratique, le doigté et la régularité… Mais pas la vitesse !
Et puis, à la fin de la troisième journée passée sur l’île, viendra l’heure de la récompense suprême : accompagner Philippe lors de sa tournée pour relever les nasses.
Poissons mythiques
On est en fin de saison, le pêcheur ne peut rien garantir d’autre qu’une probable pêche « bredouille ».
Mais l’esprit du fleuve sera avec nous cette fin d’après-midi-là. Bien que moins pêchantes que les nasses en osier, les actuelles nasses en armature ferraillée, couvertes de solide treillage plastique, nous donneront le plaisir de remonter cinq belles lamproies et un beau poisson blanc. Ces lamproies-là iront en rejoindre quelques autres dans des filets, en guise de viviers, accrochés à la péniche. Les mythiques et antiques poissons de la Loire, mais aussi de la Garonne, de la Dordogne et sans doute de bien d’autres fleuves, iront bientôt satisfaire les gourmets des grandes tables bordelaises où Philippe écoule le produit de sa pêche.
La suite et pas à pas dans le LLC n° 11 de mars 2015